Les pauvres sont notre humanité

Réflexion sur l'évangile du 13 février: 6e dimanche du temps ordinaire
Dans cet extrait de l’Évangile selon Luc, dans ces béatitudes selon Luc, comme dans le texte du livre de Jérémie que nous avons entendu précédemment, un renversement de bonheur, comme du malheur, est évoqué: «Heureux, vous les pauvres… Mais quel malheur pour vous, les riches...» Des mots qui semblent vouloir troubler notre quiétude dominicale.
Jésus descend de la montagne et s’arrête dans la plaine. Le discours prend place dans la plaine et non sur la montagne, comme chez l’évangéliste Matthieu. Dans la plaine. Comme Moïse présentant les Tables de la Loi en redescendant du Sinaï. Et ce, pour une nouvelle alliance. Et c’est aujourd’hui.
Les béatitudes selon Luc ont leur originalité en regard des béatitudes de Matthieu. Matthieu parle des pauvres en esprit alors que Luc parle de la pauvreté réelle: deux actualisations complémentaires qui ont une racine historique commune, Jésus. Luc parle de la pauvreté réelle que le règne de Dieu ne peut accepter dans l’indifférence. Matthieu parle d’une attitude de douceur et d’humilité, appelée pauvreté en esprit. L’une et l’autre ont été incarnées en Jésus.
La communauté de Luc appartenait, à ce qu’il semble, à une classe aisée, ce qui n’empêche pas Luc de dire que les heureux et les malheureux ne sont pas toujours ceux qu’on pense.
Les trois premières béatitudes selon Luc résonnent comme des oracles de délivrance: «Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez.» Le règne de Dieu, pris au sérieux, peut provoquer un renversement des situations présentes. Ces béatitudes, ces oracles de délivrance sont suivis de quatre antithèses qui proclament le malheur des heureux de ce monde: «Mais quel malheur pour vous, les riches, car vous avez votre consolation! Quel malheur pour vous qui êtes repus maintenant, car vous aurez faim! Quel malheur pour vous qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et vous pleurerez! Quel malheur pour vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous! C’est ainsi, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes.»
Ce «quel malheur pour vous…» n’est pas malédiction mais plutôt plainte: «Pauvres de vous…» Il s’agit d’un appel à la conversion et non à la tristesse, au misérabilisme ou à une attitude complexée. Il s’agit d’être ce que nous sommes, mais en remettant en question nos manières d’être présents à notre monde, à notre société.
Quand nous entendons les béatitudes selon Luc, Jésus peut nous apparaître comme celui qui est venu renverser le bonheur, comme le laboureur blesse la terre pour l’offrir à l’oxygène du ciel. Nous perdons un peu de notre quiétude et pouvons être amenés à remettre en question notre confort trop assaisonné d’indifférence, comme si la pauvreté des autres nous faisait un peu plus mal, comme si leur faim devenait une certaine morsure, comme si les larmes des pauvres se mettaient à couler en nous.
Jésus renverse le bonheur. Il blesse le bonheur, il le lézarde pour une ouverture vers un bonheur plus grand: celui du partage. Jésus renverse aussi le malheur. Il nous ouvre un autre pays, le pays où les pauvres, les affamés, les affligés, les persécutés sont notre humanité et non des choses que nous regardons de loin et parfois d’un peu trop haut. Ils sont notre humanité dans sa marche vers un meilleur avenir, ceux et celles qui cherchent à lutter, à donner, à créer justice, à aimer pour vrai.
Père Jerry Tony Solano